«Dimanche 28
septembre 1986. Alexandre Beckrich et Cyril Beining,
habitants de Montigny-lès-Metz, une petite ville de la
banlieue de Metz, s'en vont faire un tour à vélo, vers 17
h 30, à une centaine de mètres de leur domicile. Direction
: la rue Venizélos, un endroit peu fréquenté qui longe
une voie ferrée désaffectée. Y stationnent quelques
wagons de marchandises. Les deux garçonnets s'en donnent à
coeur joie, en grimpant - à vélo - le talus jouxtant les
voies de chemin de fer. A coeur joie encore lorsqu'ils
farfouillent dans les bennes installées non loin de là.
A 19 heures, Cyril et Alexandre ne sont toujours pas rentrés
à la maison. Angoisse des parents. Qui alertent les
pompiers et la police. Quelques minutes plus tard, leurs
deux bicyclettes sont retrouvées sur le talus. Mais nulle
trace de Cyril et d'Alexandre. L'angoisse grandit. A 19 h
30, leurs corps, inertes, sont enfin découverts. Ils sont
allongés sur le dos, massacrés à coups de pierre. L'un
des gosses a la tête écrasée, enfoncée de 10 centimètres
sous les pierres du ballast. Du sang a giclé jusque sur
l'un des wagons.
Fausses pistes et vrais affabulateurs
Chez les Beckrich et les Beining, la vie s'arrête ce 28
septembre 1986. La population, bouleversée, voit soudain
resurgir le spectre de l'affaire Patrick Henry. Ici et là,
des voix réclament la peine de mort pour l'assassin.
Le soir
même, les policiers de l'antenne du SRPJ de Metz, sous la
direction du juge Mireille Maubert, une jeune magistrate énergique,
qui en est à son premier poste, commencent leurs
investigations et s'interrogent : Cyril et Alexandre
auraient-ils surpris un couple illégitime dont ils
connaissaient l'homme ou la femme ? Et dans ce cas, pour éviter
qu'ils ne parlent, les amants les auraient-ils abattus ? Ou
bien auraient-ils surpris un trafic de drogue, par exemple ?
Et, témoins gênants, on les aurait froidement tués ?
Alexandre et Cyril auraient-ils été victimes d'un pervers?
Autant de scénarios plausibles. Mais qui pèchent sur un
point : personne n'a rien entendu ce dimanche 28 septembre
1986. Pas le moindre cri des enfants, assassinés pourtant
avec une violence inouïe.
Jusqu'à
ce coup de théâtre, le 1er octobre. Un jeune apprenti
cuisinier de 16 ans, voisin du petit Alexandre, Patrick
Dils, grand garçon roux à l'apparence fragile, claudiquant
légèrement, est placé en garde à vue. Il a l'habitude de
se rendre du côté des bennes situées non loin de la rue
Venizélos, où il se livre à son passe-temps favori : décoller
les timbres des enveloppes jetées aux ordures. Fausse
piste. Dils sera réentendu le 17 décembre, sans plus de
succès. Jusqu'à ce que, le 28 avril 1987, interrogé pour
la troisième fois...
Les enquêteurs se remettent au travail. 500 témoins sont
entendus. Pas le moindre indice. Tout au plus l'expertise médico-légale
a-t-elle révélé que les deux enfants n'ont subi aucune
violence sexuelle. Tout au plus sait-on qu'un jeune homme
d'une trentaine d'années a été aperçu, le dimanche 28
septembre, sur le lieu du crime. Et qu'une voiture, une Fiat
Panda, stationnait, toutes portes ouvertes, cet après-midi
là.
Un
récit insoutenable
Au bout
de trois mois d'enquête, le vent semble tourner. Le 10 décembre
1986, les policiers entendent un suspect. C'est un
manutentionnaire, âgé de 38 ans, employé aux éditions Le
Lorrain, situées rue Venizélos. Son nom : Henri Leclaire.
Son travail ? Surveiller les bennes dans lesquelles sont jetés
des papiers à recycler. Un maniaque, Leclaire : même quand
il est en repos, il vérifie que des gamins ne rôdent pas
autour desdites bennes pour décharger le papier...
Ce 10 décembre 1986, Henri Leclaire raconte qu'il s'est
bien rendu le dimanche 28 septembre 1986 du côté des
bennes. Il a effectivement aperçu deux enfants. Et il précise:
«Ils se sont sauvés en courant en longeant les wagons.
J'ai couru après eux. Je leur ai donné une gifle à
chacun. (...) A un moment donné, Alexandre a trébuché.
J'ai pris une pierre de la grosseur d'une main et j'ai tapé
à tour de rôle sur le front des enfants. (...)»
Un récit insoutenable. Enfin, le dénouement. Sauf que, vérifications
faites, les enquêteurs n'ont aucune peine à conclure que
les aveux de Leclaire ne sont que le fruit de son
imagination.
L'enquête repart de zéro. L'émoi grandit à Montigny-lès-Metz.
Jusqu'à ce nouveau rebondissement, le 12 février 1987. A
l'occasion d'une enquête de routine, le service des mineurs
de la PJ messine interpelle un nouveau suspect : c'est un
manutentionnaire, lui aussi. Agé de 18 ans, il s'appelle
Claude Grabot. Lorsqu'un policier l'interroge sur le double
meurtre de Montigny-lès-Metz, il blêmit ; des gouttes de
sueur perlent sur son visage. Bizarre. Pressé de questions,
il admet avoir bien rencontré deux enfants de 10-12 ans le
long d'une voie ferrée, à Montigny-lès-Metz. Il avoue même
avoir voulu se livrer sur eux à des attouchements sexuels.
Devant leur refus, il les aurait alors frappés avec un bâton.
A nouveau entendu dans la soirée du 12 février, Claude
Grabot change de version et affirme avoir frappé les deux
enfants à l'aide d'une pierre. Nouvelles vérifications. Et
nouvelle déception. Grabot n'est qu'un affabulateur.
L'énigme de Montigny-lès-Metz sera-t-elle un jour résolue?
On peut enfin le croire lorsque, à la mi-avril 1987, un
couple se présente à la police judiciaire. Il confirme
avoir aperçu Dils le jour du crime. Du coup, Dils refait un
petit tour chez l'inspecteur Varlet.
Et là, nouveau coup de théâtre ! «J'ai menti dans mes précédentes
déclarations», reconnaît d'emblée le jeune apprenti
cuisinier. Détails à l'appui, il raconte son emploi du
temps au cours de cette fin d'après-midi du 28 septembre
1986.
«Vers 18 h 30, dit-il, après être revenu avec mes parents
de notre maison de campagne située à Dainville, dans la
Meuse, je me suis rendu à la poubelle située à proximité
des établissements Mathieu et Bard située rue Venizélos.
J'y ai déposé un sac d'ordures. J'en ai profité pour
regarder si, au fond de la poubelle, ne traînaient pas
quelques enveloppes usagées. Je souhaitais y décoller des
timbres.» Il est environ 19 heures. Dils traverse la rue
Venizélos : sur le talus, il aperçoit deux enfants à vélo.
Il reconnaît immédiatement Alexandre Beckrich, son petit
voisin. Les deux enfants se dirigent alors vers les wagons.
Dils les rejoint.
Les aveux terribles de Patrick Dils*B>
Survient alors l'indicible. «Pour une raison que
je ne m'explique pas, lâche Dils, j'ai saisi une pierre que
je tenais dans ma main droite. Je me suis approché de
Cyril. Il me faisait face. Je lui ai donné un coup, avec la
pierre toujours dans ma main, suffisamment fort pour qu'il
tombe. J'ignore si l'enfant a saigné ; toujours est-il qu'il
est tombé. Il ne disait plus rien.»
Et Patrick Dils de poursuivre : «Par contre, Alexandre
poussait des cris de frayeur. Il ne bougeait plus, comme
s'il était paralysé. Il criait fort et cela m'a affolé.
Comme j'avais jeté la pierre que j'avais utilisée pour le
premier enfant, j'en ai ramassé une autre, d'une grosseur
identique, et j'ai frappé Alexandre au milieu du front,
pour le faire taire. Il est tombé à environ 1 mètre, 1,50
mètre de son copain. Je pense ne lui avoir donné qu'un
seul coup.»
Abasourdi, l'inspecteur Varlet écoute. Dils enchaîne. Et
explique qu'après son crime il avait hâte de rentrer chez
lui. Il a alors couru, à demi courbé pour ne pas être repéré,
jusqu'à la maison de ses parents. Il grimpe directement au
deuxième étage, où se trouve sa chambre. Personne ne l'a
vu, assure-t-il. Puis il change de vêtements et se lave les
mains. Quelques minutes plus tard, Patrick Dils passe à
table en compagnie de ses parents. Comme si de rien n'était.
«Pour
quelles raisons avez-vous assassiné Alexandre et Cyril ?»
interroge Varlet... Réponse de Dils: «J'ignore les raisons
qui m'ont poussé à monter sur le talus de la SNCF, puis à
suivre les enfants et à les tuer. J'avais l'impression
d'agir dans un état second. J'agissais comme si ce n'était
pas moi.» Aveux terribles réitérés devant la juge
Maubert. Et qui le seront encore devant les psychiatres et
les psychologues.
Pour
le juge, plus aucun doute
Lors de la reconstitution du crime, Dils mime les
gestes employés pour abattre les enfants. Et surtout, élément
capital qui pourrait peser lourd lors du second procès, il
prend les pierres une à une sans se tromper, et désigne
celle qui a tué successivement Cyril et Alexandre.
Cette
fois, pour la juge Maubert, aucun doute : Dils a bien
assassiné les deux enfants. Elle l'inculpe d'homicides
volontaires et l'incarcère à la maison d'arrêt de
Metz-Queuleu. Après son procès, il sera transféré à la
prison de Toul.
Décidément,
il est écrit que cette affaire ne sera jamais une banale
affaire criminelle. Le 30 mai, alors qu'il est détenu
depuis un mois, Dils, dans une lettre envoyée à son
avocat, Me Becker, revient sur ses aveux. «Je n'ai pas tué
Alexandre et Cyril, écrit-il, en signant "l'innocent
incompris". J'ai avoué uniquement pour que les
policiers me laissent tranquille.» Propos qu'il confirme
devant la juge Maubert le 17 juillet 1987. Ce revirement ne
la convainc pas. Le 27 janvier 1989, il devient le plus
jeune condamné à perpétuité de France.
Depuis près de quinze ans, Dils ne cesse de crier son
innocence. Quant à ses avocats, ils ne cessent de dénoncer
les incohérences du dossier. Comment, soutiennent-ils,
Dils, de faible constitution physique, aurait-il pu frapper
si fort l'un des enfants au point d'enfoncer sa tête de 10
centimètres sous le ballast ? Comment aurait-il pu commettre
le double meurtre situé, selon le médecin légiste, entre
17 et 18 heures, alors que, tous les témoins l'attestent,
il n'est rentré de sa maison de campagne le dimanche 27 septembre
1986 qu'à 18 h 30 ? Enfin, est-il possible que les parents
de Dils, le soir du crime, ne se soient pas aperçus que les
vêtements de leur fils pouvaient être tachés de sang ?
A ces interrogations s'ajoutent, toujours selon les avocats
de Dils, un élément qui plaiderait en faveur de leur
client : l'absence de mobile. Et c'est vrai qu'aucun
contentieux n'existait entre les familles Beining et
Beckrich et Patrick Dils.
Forts
de ces constats, les avocats de Dils demandent la révision
du procès. A deux reprises, la commission de révision de
la Cour de cassation refuse. Moti f: aucun élément nouveau
«de nature à douter de la culpabilité» du condamné
n'existe.
En
2000, enfin, la commission accepte d'entamer le processus de
révision. Cette fois existe bien un élément nouveau : la
présence de Francis Heaulme sur les lieux du crime le
dimanche 28 septembre 1986.
Une présence
découverte par hasard en janvier 1992 - soit cinq ans après
la condamnation de Dils - par l'adjudant de gendarmerie
Jean-François Abgral. A l'époque, ce dernier interroge
Heaulme à la maison d'arrêt de Brest sur un autre dossier
criminel. Or, spontanément, sans être sollicité d'aucune
façon, il confirme sa présence à Montigny-lès-Metz. Et
d'évoquer pêle-mêle un vélo, des voies de chemin de fer,
des poubelles et des pierres jetées par des enfants sur les
passants et les automobilistes. L'enquête révélera que c'était
effectivement l'un des passe-temps favoris d'Alexandre et de
Cyril. Troublant.
Supplément d'instruction
Le 30 juin 1994, un rapport de synthèse de la
gendarmerie confirme qu'Heaulme à bien travaillé du 8
septembre au 8 octobre 1986 - date de son licenciement - à
l'entreprise de maçonnerie C.T.B.E. située précisément
à proximité du lieu du double crime. Encore troublant... même
si Heaulme ne fait aucun aveu.
En 1999, placé en garde à vue dans les locaux du SRPJ de
Nancy, Heaulme réitère les déclarations faites sept ans
plus tôt à l'adjudant Abgral: «Oui, j'étais présent le
28 septembre 1986 à Montigny-lès-Metz. C'était un
dimanche. Des enfants jetaient des pierres sur les passants.
Ils m'ont visé.» Enfin, à la question des enquêteurs: «Seriez-vous
capable de tuer deux jeunes enfants qui vous lancent des
cailloux?», il n'hésite pas: «Oui.» Et Heaulme de préciser:
«J'ai d'ailleurs étranglé Joris Viville [10 ans] parce
qu'il m'avait énervé. J'ai été condamné pour cela.»
Pourtant, le 18 mai 2000, l'avocate générale de la Cour de
cassation s'oppose à l'annulation de la condamnation de
Patrick Dils. Motif : les soupçons sont «dépourvus d'éléments
objectifs incontestables». Néanmoins, le 28 juin, la Cour
ordonne un supplément d'instruction. Nouvel interrogatoire
d'Heaulme. Ses déclarations semblent sujettes à caution.
De plus, quel crédit accorder à un homme violent,
psychopathe, qui s'accuse souvent de crimes qu'il n'a pas
commis ? Il n'empêche. Le rapport de synthèse de la
gendarmerie, en date du 14 décembre 2000, s'il émet des
doutes sur «sa responsabilité directe dans la commission
du double homicide», se montre catégorique sur un point
capital : «Les éléments, quant à la présence d'Heaulme
Francis le 28 septembre 1986 sur le lieu du double meurtre,
sont absolument irréfutables.»
Là, c'est gagné. La chambre criminelle de la Cour de
cassation ordonne, début avril 2001, que Dils soit rejugé.
Les familles Beining et Beckrich sont effondrées. Une
semaine durant, elles vont devoir revivre la tragédie de ce
dimanche d'automne 1986. Quant aux avocats de Dils, ils sont
confiants : le 26 juin au soir, un «crime judiciaire» -
les quinze ans de prison de leur client - sera, à coup sûr,
effacé. Reste que le témoignage d'Heaulme risque de peser
lourd dans la décision de la cour d'assises. Car c'est
ainsi : il ne sera entendu que comme témoin. Il n'a jamais
été mis en examen dans l'affaire Dils. C'est encore l'un
des paradoxes de cette ahurissante histoire.»
©
L'Express
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