«Le 6 mai
1992, lors de l'un de ses multiples interrogatoires, Francis
Heaulme déclare ceci : «Depuis douze mois, je ne bois plus.
Avant, quand je buvais, je ne savais plus où j'étais et je
me faisais du mal à moi-même, plein de cicatrices. Je ne
buvais jamais en groupe mais seul. Je ne buvais que de la bière
et, quand je ne savais plus où j'étais, je m'allongeais
dans un coin et je ne bougeais plus.»
Arrêté, le 7
janvier 1992, à Bischwiller (Bas-Rhin), où il avait fini
par poser son sac au terme de six années d'errance, Francis
Heaulme est accusé d'avoir tué Laurent Bureau, le 9 mai
1986, à Périgueux ; Joris Viville, le 5 avril 1989, à
Port-Grimaud ; Aline Pérès, le 14 mai 1989, à Brest ;
Sylvie Rossi, le 19 juillet 1989, à Reims ; Jean-Joseph Clément,
le 7 août 1989, à Courthézon (Vaucluse), et Laurence
Guillaume, le 7 mai 1991, à Metz. On le soupçonne encore
d'avoir commis une dizaine d'autres meurtres aux quatre
coins du pays. Les enquêteurs sont formels : Heaulme est un
«serial killer», un tueur en série. Deux experts
psychiatres, qui l'ont examiné, soulignent qu'il occupait
au sein de la société marginalisée «une place à part,
elle-même marginalisée». La marge de la marge, en quelque
sorte. L'enfer, à côté, ressemble à une annexe du Club Méditerranée.
Un marginal
selon les psychiatres
Le tueur en série est un spécimen rare qui nous
vient des Etats-Unis. Son intelligence est souvent supérieure
à la moyenne. Il tue sans mobile mais avec méthode. Déploie
des trésors d'invention pour égarer les soupçons. Mutile
les corps de ses victimes et ne rate pas une occasion de
filmer ses exploits en vidéo. Le tueur en série est le
cauchemar des agents du FBI. Et une mine d'or pour les scénaristes
de Hollywood. Francis Heaulme, lui, n'a rien d'un agrégé
du cran d'arrêt. «C'est un pauvre diable», dit sa soeur,
Christine. Un type qui avoue, puis se rétracte. Un tueur
qui ne tolère pas la vue du sang. Un timide capable de
baisser son pantalon au beau milieu d'un interrogatoire de
la brigade criminelle, histoire de vanter, sous toutes ses
coutures, les mérites du caleçon «de coupe américaine»,
et de faire consigner sur procès-verbal le fait qu'il «ne
supporte plus les slips qui serrent». A Bischwiller,
lorsque les gendarmes l'ont retrouvé, Francis Heaulme, 34
ans, vivait depuis six mois avec Georgette, divorcée, sans
enfant. La femme de sa vie. La première. Le dimanche, il
avait pris l'habitude de l'accompagner à la messe.
Ensemble, main dans la main, ils chantaient des cantiques
avec la chorale de la paroisse.
Ce qui frappe
d'abord, chez lui, c'est son physique. Heaulme mesure 1,87 mètre,
pour 74 kilos. Des bras trop longs, un corps trop maigre.
Une carcasse de colosse décharné qu'il trimbale comme un
fardeau, en courbant le dos. Et puis, son regard. «C'est
sans doute un détail, mais il ne bat jamais des paupières,
souligne un magistrat. Il peut vous fixer un quart d'heure,
droit dans les yeux, sans ciller.»
A
17 ans, il se passionne pour l'affaire Grégory
Francis Heaulme est un être insaisissable. Un homme au
visage sans âge. Un prototype d'un genre nouveau dont on ne
sait pas très bien s'il faut le ranger au panthéon du
crime ou au rayon des mythomanes que le hasard pousse systématiquement
au mauvais endroit, au mauvais moment. Les psychiatres s'échinent
à le faire redescendre sur terre à grand renfort de
Mogadon, de Droleptan, de Neuleptil et de Lysanxia 40. «Sa
crédibilité nous apparaît fortement entamée, disent-ils,
en raison d'une tendance nette à la fabulation, avec
variabilité dans les affirmations, liée à des traits de
personnalité paranoïaques.» Me Gonzalez de Gaspard,
l'avocat de Francis Heaulme, considère que son client est
un irresponsable. Il ne désespère pas de lui voir
appliquer l'article 64 du Code pénal relatif aux aliénés
mentaux.
L'ouverture de son
premier procès est fixée au 27 janvier. Heaulme comparaîtra
devant la cour d'assises du Finistère, à Quimper, pour le
meurtre d'Aline Pérès, une aide-soignante de 49 ans,
poignardée sur la plage du Moulin-Blanc, près de Brest.
C'est le témoignage tardif d'un routard qui l'a confondu.
Au cours de ses dépositions, comme à son habitude, Heaulme
a fourni une quantité industrielle de versions. Il a
d'abord prétendu qu'il ne se trouvait pas, ce jour-là, aux
environs de la plage. Puis, en fait, qu'il y était. Que, la
veille, il avait rêvé de ce crime, mais qu'il ne l'avait
pas accompli. Plus tard, il s'est mis à raconter le
meurtre, à la façon d'un spectateur, à la troisième
personne. Enfin, il a employé le «je»: «J'étais très
énervé. Je me suis avancé vers la femme. (...) Elle a vu
ce qui allait se passer. Elle a vu le couteau. Je me suis
adressé à elle et lui ai dit: "Je m'appelle Heaulme
Francis, j'ai un problème, je veux vous parler." Je
lui ai également dit: "J'ai rêvé que vous alliez être
poignardée." La femme avait peur, elle a crié.» Il
explique alors qu'il a «vu rouge», qu'il a frappé.
Lorsqu'il passe aux
aveux, Heaulme montre de réelles dispositions pour l'art de
la litote. Il dit qu'il a «vu rouge», qu'il a eu «un trou
noir», ou alors qu'il s'est produit «un pépin». De
retour dans sa cellule, il recommence à nier. A un expert
qui s'est aventuré dans les méandres de sa psychologie
Heaulme a tenté d'expliquer: «A Brest, je voyais un homme
qui frappait avec un couteau et il s'est révélé que c'était
moi.» La routine, quoi.
C'est sans doute au
décès de sa mère que l'existence de Francis Heaulme a
basculé. Deux ans plus tard, pour l'anniversaire de sa
mort, il tentera de se suicider en avalant des
barbituriques. Nicole Heaulme a été emportée par un
cancer, le 16 octobre 1984, le jour de l'assassinat de Grégory
Villemin. Longtemps, son fils collectionnera les coupures de
presse sur l'affaire de la Vologne. A l'époque, il n'y a
pas grand-chose à raconter sur Francis Heaulme. A 17 ans, déjà,
il était alcoolique au dernier degré. Ses seules fréquentations
se résumaient aux amis que sa soeur invitait à la maison.
Un temps, il a sillonné les routes de la région à vélo,
en compagnie des amateurs d'un club messin. Mais il n'était
pas fait, non plus, pour mêler sa vie à celle d'un
peloton. Exempté de service militaire en raison de
complications psychiatriques, renvoyé de son emploi de maçon
parce qu'il buvait trop, Heaulme a 26 ans lorsqu'il choisit
de couper le cordon. Il emporte avec lui le souvenir d'une mère
adorée. Et la marque d'un père qui le corrigeait à coups
de câbles métalliques et de chaussures à bouts renforcés.
Heaulme voyage
toujours en solo. Il lui arrive, certains jours, de couvrir
des distances impressionnantes. Les gendarmes ont établi
qu'il avait traversé pas moins de 37 départements en
l'espace de quatre ans. Ses trajets n'obéissent à aucune
logique. Il se déplace à pied, resquille dans les trains.
Parfois, il fait du stop. Quand une voiture déboule, sa
technique est imparable : il s'allonge sur la chaussée.
Heaulme a le chic pour se faire remarquer. Il signe tous les
registres des foyers Emmaüs où il est hébergé. Subit à
sa demande une multitude d'hospitalisations dans des établissements
psychiatriques, d'où il repart sans crier gare. Porte
plainte sous n'importe quel prétexte à la gendarmerie.
Bien sûr, tout cela ne relève pas de la cour d'assises.
Mais Heaulme possède encore une autre manie: celle de
toujours séjourner, au moment des faits, dans les parages
de plusieurs crimes non élucidés.
Le rébus
des dépositions
C'est en enquêtant sur le meurtre d'Aline Pérès qu'un
gendarme de la section de recherche de Rennes va parvenir à
reconstituer l'itinéraire de Francis Heaulme. Pendant près
de deux ans, le maréchal des logis-chef Jean-François
Abgrall met ses pas dans ceux du routard. Il retrouve ses
compagnons de beuverie. Calcule la vitesse moyenne de ses
randonnées à travers le pays. Au centre technique de
rapprochement de Rosny-sous-Bois, un dossier spécial est
ouvert. L'ordinateur de la gendarmerie croise des centaines
d'informations. Les amendes SNCF que Heaulme n'a jamais payées,
les plaintes incessantes qu'il déposait, ses demandes auprès
des organismes sociaux, la seule condamnation dont il ait écopé.
C'était à Besançon, en 1989. Heaulme avait volé 50
francs à une vieille dame. On ne sait pas pourquoi, mais il
s'était rendu. Trente-huit jours de prison.
Heaulme a toujours
été en mal de reconnaissance. Le genre de type qui
s'automutile avec son Opinel et se rue dans les gendarmeries
en prétendant qu'il a été victime d'une agression. Dans
un premier temps, les enquêteurs ont travaillé sur une
centaine de crimes suspects. Puis ils ont procédé par élimination.
«Nous n'avons jamais voulu le faire entrer dans le
"Livre des records"», affirment-ils.
Interroger Francis
Heaulme est une épreuve de chaque instant, un sport de haut
niveau. Dès leur première rencontre, le gendarme Abgrall
en a compris les règles. Les dépositions de Heaulme sont
des rébus qu'il est le seul à savoir décrypter. Il lui
faut tendre l'oreille au moindre de ses propos. Ne pas faire
mention de sexe, ni de meurtre, mais d' «accident». Poser
un minimum de questions. Heaulme est enfin flatté de
trouver quelqu'un pour l'écouter. Alors, il se détend et
se lance dans ses hallucinantes confessions. Il détaille
ses crimes avec un luxe inouï de précisions. Griffonne des
croquis. Pour l'assassinat de Sylvie Rossi, trois ans après
les faits, il indique aux enquêteurs la présence d'un
panneau de signalisation qu'ils n'avaient même pas remarqué.
Le meurtre de cette serveuse de 31 ans qui l'avait pris en
stop et lui aurait fait des «propositions» est le seul sur
lequel Francis Heaulme ne soit jamais revenu.
Quant au reste, maintenant, il nie. A juste titre,
concernant l'affaire de Courthézon: la mort de Jean-Joseph
Clément, un agriculteur retrouvé sur les bords de l'Ouvèze,
le crâne fracassé. Le juge estime ses aveux «non
circonstanciés» et les gendarmes admettent qu'ils ont
abandonné sa piste. Le jour du crime, ils ont établi qu'il
était encore à Marseille. Il arrive parfois à Francis
Heaulme d'être un coupable trop zélé. Me Gonzalez de
Gaspard, qui milite pour la suppression de la garde à vue,
n'en démord pas: «Il faut connaître la capacité de
Heaulme à s'autodétruire, sa fragilité mentale, pour
mesurer à quel point il peut être dangereux pour lui-même.
Il est trop facile de vouloir lui coller sur le dos tous les
crimes commis ces dernières années sur les routes de
France.»
Une herbe
toujours plus verte
Dans trois autres dossiers, la présence de
comparses est désormais avérée. Didier Gentil,
entre-temps condamné à perpétuité pour l'assassinat de
la petite Céline, était en compagnie de Heaulme, lors du
meurtre de Laurent Bureau, à Périgueux. A Metz, c'est
Michel Guillaume, le cousin de la victime, lui aussi inculpé
d'assassinat, qui se trouvait avec lui. Dans l'affaire du
petit Joris Viville, enfin, un homme est activement recherché.
Il conduisait la voiture dans laquelle l'enfant a été
enlevé.
Devant un juge
d'instruction qui l'interrogeait sur les incohérences de
ses déclarations, Francis Heaulme a fourni la réponse
suivante: «Les gendarmes d'Avignon, ils sont quand même
venus me voir à Rennes. Ça fait un sacré déplacement,
alors je n'allais pas leur dire que je n'étais pour rien
dans cette histoire. Je ne sais plus où j'en suis. Je
prends des cachets, je ne sors plus. Il y a des psychiatres
qui parfois se font passer pour des juges ou des gendarmes.
Je ne comprends plus rien et j'ai le cerveau complètement déréglé.
Maintenant je suis déshonoré.»
Dans l'isolement de
sa cellule de Draguignan, Francis Heaulme écrit des cartes
postales à sa sœur où il jure son innocence. Le reste du
temps, il dessine des chevaux dans des pâturages et des
bateaux sur l'eau, toutes voiles gonflées. Des paysages
imaginaires où l'herbe repousse toujours plus verte et où
les vents contraires n'existent pas.
©
L'Express
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